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Ces derniers jours, elle fait la une des conversations, des plateaux, des réseaux. Juges, procureurs… tous semblent pris dans une tempête d’attention, parfois de critiques, souvent d’attentes. On scrute leurs mots, on interprète leurs silences, on commente leurs décisions. À force d’être si exposée, la justice donne parfois l’impression d’être sur le banc des accusés, elle aussi.

Et les dernières interventions du parquet n’y ont rien changé. Au contraire, elles ont ravivé le débat. À plusieurs reprises, ces derniers jours, les procureurs ont pris la parole pour commenter des affaires sensibles, chacune renvoyant à des émotions fortes dans l’opinion. À chaque fois, un même argument a été avancé pour justifier la retenue ou le silence : le secret de l’instruction.

Un mot qui intrigue autant qu’il agace.

Certains y voient un bouclier commode, d’autres une simple précaution de procédure.

Mais au fond, que signifie-t-il vraiment ? Et surtout, pourquoi la loi l’entoure-t-elle d’autant de mystère ?

Le secret de l’instruction est d’abord une garantie de justice. Ce principe, consacré par le Code de procédure pénale gabonais, impose la confidentialité de tout ce qui se déroule pendant une enquête ou une instruction.

Ainsi dispose l’article 4 du Code de procédure pénale :

« La procédure au cours de l’enquête et de l’instruction est secrète, sauf dans les cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense. »

Cela signifie que les auditions, expertises, perquisitions, procès-verbaux et toutes les pièces du dossier ne peuvent être divulgués avant la fin de la procédure.
L’objectif assumé est de préserver la sérénité de l’enquête, protéger la présomption d’innocence et éviter que la vérité judiciaire ne soit déformée par la pression publique, ou que la justice étatique ne se transforme en justice populaire.

Le secret couvre deux phases essentielles de la procédure pénale. Il commence dès la phase d’enquête menée sous l’autorité du procureur de la République, celle où la police judiciaire recherche les preuves, interroge les témoins, dresse les procès-verbaux, et se prolonge, s’il y a lieu, pendant l’instruction conduite par le juge d’instruction. Dans les deux cas, la finalité reste la même : garantir que la recherche de la vérité se déroule à l’abri de toute influence extérieure.

Qui est concerné par le secret de l’instruction ?

Magistrats, greffiers, officiers de police judiciaire, experts ou interprètes : quiconque a accès au dossier est tenu au silence. L’alinéa 2 de l’article 4 le précise :

« Toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au respect du secret professionnel dans les conditions prévues par la loi, sous peine des poursuites judiciaires. »

Cette référence à la loi renvoie notamment à l’article 176 du Code pénal, qui dispose :

« La révélation, par quelque moyen que ce soit, d’une information relevant du secret professionnel ou classée secret défense ou classée secret d’État, par une personne qui en est dépositaire de par ses fonctions antérieures ou actuelles, ou d’une mission temporaire, constitue l’infraction de violation du secret professionnel ou du secret défense ou de violation du secret d’État.

Sans préjudice de l’application de textes spéciaux, la violation du secret professionnel ou du secret défense ou du secret d’État est punie d’un emprisonnement de cinq ans au plus et d’une amende de 100.000.000 FCFA au plus. »

Cette sévérité rappelle que le secret n’est pas une formalité administrative, mais un pilier de la justice pénale. Le silence imposé par la loi n’étouffe pas la justice, il la protège, en préservant la confiance du public dans la loyauté de ceux qui la servent.

Pourquoi recouvrir de secret de l’instruction alors qu’on gagnerait à communiquer sur toute procédure en cours, surtout lorsqu’elle créé un émoi populaire ?

Chaque principe du droit pénal protège une valeur essentielle : le vol protège le patrimoine, l’homicide protège la vie, la diffamation protège l’honneur.
Le secret de l’instruction, lui, protège la confiance collective dans la justice.

En interdisant la divulgation prématurée d’informations, il préserve l’idée que la vérité doit être recherchée dans le calme, à l’abri des passions et des pressions.
Il protège la justice contre sa plus grande menace : la justice populaire.
Car dès que les éléments d’un dossier deviennent publics, chacun se fait juge, chacun rend sa sentence, et l’émotion remplace le droit.

Le secret de l’instruction protège aussi les personnes. Il protège les victimes, qui doivent pouvoir parler sans craindre d’être exposées.

Il protège les mis en cause, qui ne sont pas encore jugés.

Et il protège les magistrats, qui doivent pouvoir travailler loin du tumulte des réseaux sociaux. Dans un pays où la parole publique se nourrit d’émotion, cette distance n’est pas une faiblesse : c’est une condition de lucidité. La justice, pour être crédible, doit pouvoir respirer hors du vacarme.

Maintenant que les bases et la philosophie attachées au secret de l’instruction ont été posées, il y a lieu de s’arrêter sur ses dernières manifestations médiatiques.

En effet, la société gabonaise est pour le moins gâtée en matière d’affaires judiciaires ces dernières semaines : entre l’affaire Harold LECKAT, le procès à venir de Sylvia BONGO et de son fils Nourredine BONGO, et plus récemment l’affaire Warren LOUNDOU, la justice gabonaise semble sous tension, prise entre la curiosité du public et la défiance croissante de l’opinion. On peut dire, sans exagération, qu’elle souffre des mille critiques qui lui sont adressées, souvent à tort, parfois à raison.

Cependant, un point commun, ou plutôt un réflexe récurrent, relie ces affaires : l’invocation du bouclier du « secret de l’instruction ».

Dans ces trois dossiers, les autorités judiciaires ont dû prendre la parole, parfois pour informer, parfois pour calmer :

  • Ainsi, dans l’affaire Harold LECKAT, lorsque le procureur de la République a été interrogé sur l’implication éventuelle d’autorités de la Caisse des Dépôts et Consignations dans les contrats conclus avec Global Média Time, il a rappelé, à bon droit, que le secret de l’instruction lui interdisait de livrer la moindre information à ce sujet ;
  • Quelques jours plus tard, le procureur général tenait, lui aussi, une conférence de presse dans le cadre de l’affaire Sylvia, Nourredine et compagnie, et là encore, la même formule est revenue. Interrogé par un journaliste sur l’état des poursuites visant Monsieur OPIANGAH, il a invoqué le secret professionnel et le secret de l’instruction, qui lui interdisaient de commenter cette autre affaire.

Mais c’est l’affaire Warren LOUNDOU, jeune lycéen agressé par ses camarades, qui soulève la question avec le plus de gravité. Au-delà du drame humain, un fait précis a retenu l’attention : des vidéos circulent depuis le 29 octobre 2025, montrant les jeunes mis en cause auditionnés par le Procureur de la République lui-même, en présence de la juge d’instruction. Ces séquences, filmées au cœur de la procédure, révèlent les questions posées, les réponses des adolescents, parfois même les dépositions de témoins.

Autrement dit, une audition pénale, moment pourtant couvert par le secret de l’enquête et de l’instruction, s’est retrouvée diffusée sur les réseaux sociaux.

Comment cela a-t-il pu se produire ? Comment une captation d’images, en pleine audition, a-t-elle pu sortir du cadre judiciaire sans qu’aucune réaction immédiate ne soit donnée ? Et surtout, qu’en est-il du secret de l’instruction dans cette affaire ?

Ces interrogations ne visent pas à pointer du doigt, mais à rappeler que le respect du secret n’est pas une option. Car chaque fois qu’une telle fuite se produit, c’est la crédibilité même de la justice qui s’effrite, alors même que cette même justice cherche par tous moyens à redorer son image. Il est certes compréhensible que, face à la gravité des faits subis par le jeune Warren LOUNDOU et à l’émoi qu’a suscité cette affaire dans l’opinion publique, la justice cherche à rassurer en montrant qu’elle est à pied d’œuvre et qu’elle prend la situation à bras-le-corps.

Mais la loi, la règle de droit et les principes qui l’incarnent ne peuvent être malléables au gré des circonstances ou des intérêts. On ne peut pas, un jour, brandir le secret de l’enquête et de l’instruction pour justifier le silence, et le lendemain, tolérer qu’il soit ouvertement violé au nom de la communication. Un principe n’a de valeur que s’il s’applique avec constance.

Ces fuites provoquent un effet immédiat : elles alimentent la curiosité, mais surtout la suspicion. Lorsqu’une vidéo d’audition est diffusée, qu’une phrase est sortie de son contexte, ou qu’un comportement est interprété sans cadre juridique, l’opinion publique s’en empare. Et si, plus tard, la décision judiciaire ne correspond pas à cette attente, on crie à l’injustice. C’est ainsi que naît la défiance, et que s’installe l’idée que la justice serait inégale ou influencée.

Pourtant des moyens existent pour permettre toute communication…

Le secret n’est pas synonyme d’opacité absolue. La loi elle-même prévoit une ouverture encadrée :

« Par dérogation aux dispositions des alinéas 1 et 2 ci-dessus, le Procureur de la République peut, jusqu’à l’ouverture de l’information, diffuser par voie de presse certains renseignements et éléments objectifs tirés de la procédure, de nature à favoriser la recherche de la vérité ou à rectifier des erreurs qui se répandraient dans l’opinion publique. »

Cette dérogation n’est pas une permission discrétionnaire : elle répond à deux finalités précises fixées par le texte lui-même.

  • D’une part, favoriser la recherche de la vérité, c’est-à-dire permettre, par exemple, qu’un appel à témoins ou une rectification publique aide les enquêteurs à progresser ;
  • D’autre part, corriger des erreurs diffusées dans l’opinion, lorsque la rumeur ou la désinformation risquent de troubler l’ordre public ou de discréditer la justice.

Mais peut-on, dans les faits récents, considérer que la diffusion d’extraits d’interrogatoires et d’images issues d’enquêtes en cours relève d’une telle exception ? Rien ne le suggère :

  • Ce n’était ni une conférence de presse officielle du procureur, ni une communication institutionnelle encadrée ;
  • Et surtout, les éléments diffusés ne peuvent être qualifiés d’éléments objectifs au sens du texte. Ils mêlaient interrogations du procureur, témoignages ou interrogations du juge d’instruction sur le contenu d’un statut WhatsApp (ou Snapchat) d’un inculpé se disant « libre dans les 24h », dépositions d’auditionnés et fragments de conversations internes. Autant d’éléments relevant non pas d’une communication d’intérêt public ou objectifs, mais du cœur même d’une procédure en cours ou on essaie de démêler le vrai du faux pour parvenir à la vérité.

Autrement dit, ces publications ne relèvent d’aucune des exceptions prévues par la loi. Elles exposent ainsi plusieurs acteurs : les inculpés, d’abord, dont la dignité et la présomption d’innocence se trouvent publiquement compromises – ne soyons pas choqués : au-delà des faits et de leur gravité, il y a des garanties, celles liées aux droits de la défense et au respect de la dignité humaine, qui n’ont rien à voir avec le fond de l’affaire ni avec la gravité des événements – ; les autorités judiciaires, ensuite, si la fuite provient de leurs services, puisqu’une telle divulgation constituerait une violation du secret de l’enquête ou de l’instruction qui est leur secret professionnel ; enfin, ceux qui relaient ces images, dont la position interroge.

Car nous, simples citoyens, journalistes ou internautes, non soumis au secret de l’enquête et l’instruction car n’étant pas professionnels soumis, que risquons-nous réellement lorsque nous diffusons, partageons ou commentons des éléments issus d’une procédure couverte par ce secret ?

Citoyens, les proches des parties ou les journalistes ne sont pas, en principe, soumis au secret de l’instruction. Mais cela ne les autorise pas à tout dire, ou tout faire. S’ils publient des informations obtenues d’une personne astreinte au secret professionnel (un policier, un greffier, un magistrat), ils peuvent être poursuivis  pour recel de violation de secret professionnel.

C’est tout le sens de l’article 477 du Code pénal, qui dispose :

« Constitue le recel le fait de dissimuler, de détenir, ou de transmettre une chose, ou de faire office d’intermédiaire afin de la transmettre en sachant que cette chose provient d’un crime ou d’un délit. »

Autrement dit, quiconque diffuse sciemment une information issue d’une infraction, ici, la violation du secret professionnel, s’expose lui aussi à des poursuites. Et même indépendamment, la divulgation publique d’éléments couverts par le secret peut être sanctionnée sur d’autres fondements : diffamation, atteinte à la vie privée, violation de la présomption d’innocence ou entrave à la justice lorsqu’elle perturbe le bon déroulement de la justice, dès lors que, faut-il le rappeler, enquête et instruction ne valent pas condamnation pénale.

Pour sortir du théorique et voir ce que cela implique, prenons un cas bien réel : celui d’un journaliste condamné pour avoir publié un document issu d’une enquête en cours.

Dans l’affaire Sellami c. France (CEDH, 17 décembre 2020, Sellami c. France, n° 61470/15), la Cour européenne des droits de l’homme avait été saisie par un journaliste, condamné en France pour recel de violation du secret professionnel à la suite de la publication d’un portrait-robot issu d’une enquête en cours, qui soutenait que cette condamnation portait atteinte à sa liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour a estimé que cette condamnation ne violait pas la liberté d’expression, car elle visait non pas à restreindre la presse, mais à préserver un équilibre fragile entre le droit d’informer et la bonne marche de la justice.

La Cour a rappelé que le secret de la procédure n’a pas pour objet de dissimuler, mais de protéger, les droits des parties, la présomption d’innocence et la sérénité des investigations. Lorsqu’il est violé, même indirectement, et qu’un journaliste publie un élément qu’il sait issu d’une infraction, sa responsabilité peut être engagée, non pour atteinte à la liberté d’informer, mais pour recel de violation du secret professionnel.

La Cour a, elle aussi, posé un raisonnement d’équilibre. Dans cette affaire, le journaliste avait été condamné sur le fondement du Code pénal français pour recel de violation du secret professionnel, une infraction construite exactement sur la même logique que notre article 477 du Code pénal gabonais. Pour sa défense, le journaliste invoquait la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Un argument que l’on pourrait, dans notre ordre juridique, fonder sur l’article 9 de la Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples, qui protège la liberté d’expression tout en rappelant qu’elle s’exerce dans le respect de la loi, de la sécurité publique et des droits d’autrui. Autrement dit, les principes diffèrent par leurs textes, mais convergent sur l’essentiel : la liberté d’informer ne saurait justifier la diffusion d’éléments obtenus en violation de la loi.

Le journaliste n’est pas directement soumis au secret de l’instruction. Mais cela ne lui donne pas pour autant le droit de s’en affranchir au nom de la liberté d’informer : il ne peut justifier la diffusion d’un élément obtenu en violation de la loi. Et si la Cour évoque ici le cas du journaliste, c’est au titre de la liberté de la presse, un raisonnement qui, par extension, vaut pour tout citoyen au nom de la liberté d’expression.

La Cour a rappelé que la liberté d’informer reste pleine et entière lorsque le journaliste agit de bonne foi, rapporte des faits exacts et sert un intérêt public. Mais cette liberté s’amenuise dès qu’elle devient un instrument de diffusion d’éléments confidentiels, inexacts ou sensationnalistes, surtout lorsqu’ils risquent de perturber le cours de la justice. C’est précisément ce que révèle l’affaire Warren : la diffusion d’images d’audition, montrant des témoins, des victimes ou des inculpés avant tout jugement, illustre cette dérive où l’émotion médiatique prend le pas sur la rigueur judiciaire.

Et dans un tel cas, toute personne relayant ces images ne peut plus se retrancher derrière la liberté d’expression : celle-ci devient inopérante dès lors qu’elle sert à diffuser le produit d’une infraction.

Ainsi, dans une société démocratique, la liberté d’expression ne saurait être invoquée pour justifier la divulgation d’informations susceptibles d’altérer la recherche de la vérité, influencer la justice ou porter atteinte à la dignité des personnes.

Le secret de l’instruction ne réduit pas la justice au silence. Même si cet argument peut parfois agacer, à tort ou à raison, il la protège avant tout de la précipitation. Il lui rappelle que le droit n’avance pas au rythme des réseaux sociaux, et que juger exige du temps, du recul, et parfois… du silence.


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Auteur/autrice

Wasseko@gmail.com

Avocat au Barreau de Paris Co-fondateur de Que Dit La Loi Attaché à la défense des libertés publiques et individuelles

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