Il y a quelques semaines, la profession de conseil juridique s’est retrouvée sous le feu des projecteurs à la suite d’un bras de fer opposant Madame Marlène ESSOLA EFOUNTAME au Barreau du Gabon. En cause : l’utilisation du qualificatif « Maître », que le Barreau estime réservé à certaines professions limitativement définies et excluant, selon lui, les conseils juridiques.
Sans revenir sur cette controverse, qui relève davantage des usages et des traditions professionnelles que d’un attribut légal expressément consacré par les textes, cet épisode a néanmoins eu le mérite de mettre en lumière une profession encore largement méconnue du grand public. Il invite surtout à s’interroger sur son encadrement juridique et sur la place qu’elle occupe réellement dans l’architecture des professions du droit au Gabon.
Car la profession de conseil juridique est souvent évoquée, parfois interrogée, parfois critiquée, mais rarement analysée pour ce qu’elle est réellement. Pourtant, elle n’est ni le fruit d’un vide juridique ni celui d’un bricolage institutionnel. Elle procède d’une volonté claire du législateur : instituer, à côté de la profession d’avocat, un corps de praticiens du droit capable d’offrir une plus grande proximité dans le conseil, une accessibilité économique accrue, et un accompagnement juridique adapté aux citoyens comme aux petites entreprises.
L’objectif était simple : permettre à la population gabonaise d’accéder à un conseil juridique qualifié, sans nécessairement supporter les coûts ou les contraintes inhérents au recours systématique à un avocat. C’est dans cette logique qu’a été adoptée la loi n° 2/88 du 23 septembre 1988 portant statut des conseils juridiques, toujours en vigueur aujourd’hui, qui visait à professionnaliser une activité longtemps exercée de manière informelle, tout en reconnaissant au conseil juridique une place spécifique dans l’organisation du droit.
Ce texte n’en demeure pas moins fondateur et structurant. Mais sa relecture attentive révèle également des zones d’ombre, des incohérences et des chevauchements qui interrogent, tant sur les missions confiées aux conseils juridiques que sur les conditions d’accès à la profession.
Et c’est précisément à ce niveau que la réflexion mérite d’être engagée.
Quelles sont, d’abord, les conditions classiques pour exercer comme conseil juridique ?
L’article 1 de la loi pose le principe général : le conseil juridique est un professionnel libéral, indépendant, qui exerce sous sa propre responsabilité, mais dont l’accès est strictement contrôlé par le ministre de la Justice. Ce dernier délivre l’agrément, tient la liste nationale, et dispose d’un pouvoir disciplinaire étendu. À ce titre, la loi prévoit un ensemble d’exigences que l’on peut qualifier de “classiques”, car elles ne soulèvent pas de controverse particulière, mais qu’il convient tout de même de rappeler tant elles constituent la structure de cette profession.
L’article 8 impose d’abord la nationalité gabonaise, sauf pour les étrangers, admis uniquement en cas de réciprocité législative démontrée. Cette ouverture conditionnée témoigne d’une volonté de protéger la profession tout en permettant une circulation maîtrisée des compétences. À cette exigence s’ajoute une condition d’âge, fixée à vingt-cinq ans révolus, signe que le législateur voulait un minimum de maturité pour l’exercice de cette activité.
Viennent ensuite les conditions de moralité, vérifiées par enquête, destinées à exclure toute personne ayant fait l’objet de condamnations, de faillite personnelle ou de sanctions graves. Cette exigence s’explique par la nature même du métier : le conseil juridique manipule des informations sensibles, rédige des actes engageant la responsabilité de tiers, et peut recevoir mandat pour accomplir des formalités au nom d’autrui. Une moralité irréprochable est donc indispensable.
Enfin, et c’est un point souvent méconnu, la loi impose une pratique professionnelle préalable. L’article 8 exige au moins deux ans d’expérience comme collaborateur d’un conseil juridique agréé ou d’une société inscrite sur la liste nationale, ou, à défaut, la réussite à un examen probatoire ou l’accomplissement d’un stage de deux ans. Ainsi, contrairement à une idée répandue, le conseil juridique n’est pas un métier improvisé : il suppose une formation pratique, un encadrement et une insertion dans un environnement professionnel structuré.
Mais une fois ces conditions classiques posées, une question essentielle apparaît : que dit vraiment la loi sur les missions du conseil juridique ?
C’est ici que les choses se compliquent.
L’article 2 de la loi n° 2/88 définit l’étendue des missions du conseil juridique. Il dispose qu’il peut « donner toute consultation en matière juridique », « rédiger tout acte qui s’impute pour le compte d’autrui », « procéder à toutes formalités qui sont la conséquence ou l’accessoire de ces actes », et même « assister et représenter les parties devant les administrations et organismes publics ou privés ». Ces missions, déjà très larges, pourraient encore être admises si elles se limitaient à un rôle d’assistance extrajudiciaire.
Mais le même article va plus loin : il prévoit que le conseil juridique peut « remplir les mêmes missions devant certaines juridictions et organismes juridictionnels lorsque les dispositions législatives ou réglementaires y permettent la présentation et l’assistance par tous mandataires ». Cette phrase, en apparence anodine, ouvre en réalité une brèche majeure.
En effet, dans un État de droit, la représentation en justice n’est pas un acte neutre. C’est le cœur même de la profession d’avocat. Or, en permettant au conseil juridique d’intervenir devant « certaines juridictions », la loi crée un chevauchement potentiel entre les deux professions, sans définir les limites précises de ce pouvoir de représentation. On ignore : quelles juridictions ? Dans quels contentieux ? Selon quelles modalités ? Avec quelles garanties pour la partie représentée ?
Cette ambiguïté n’est pas une simple question théorique : elle affecte directement la lisibilité du système juridique pour le public. Le citoyen lambda ignore souvent la différence entre assistance administrative et représentation juridictionnelle. La loi, en ne clarifiant pas ces limites, laisse place à des interprétations divergentes, et parfois à des pratiques qui empiètent sur les prérogatives traditionnelles de l’avocat.
Cette zone d’ombre mérite, au minimum, une clarification. Peut-être même une révision.
Une autre question fâche : les diplômes exigés pour accéder à la profession.
L’article 8 de la loi autorise l’accès au statut de conseil juridique aux titulaires d’une maîtrise en sciences juridiques (ce qui est légitimement attendu ça va sans dire) mais également d’une maîtrise en sciences économiques, d’un diplôme en gestion des entreprises, ou même d’un diplôme supérieur de comptabilité…
C’est ici que l’interrogation devient presque inévitable.
Comment admettre, sur le plan intellectuel comme sur le plan pratique, qu’un diplômé en comptabilité ou en gestion puisse « donner toute consultation en matière juridique » ? Comment concilier une mission intrinsèquement juridique avec un cursus académique qui, par nature, ne traite que marginalement du droit ? Cette ouverture, probablement pensée pour élargir la base des praticiens, soulève néanmoins une question de cohérence : peut-on sécuriser un acte juridique ou une consultation lorsque le professionnel qui l’établit n’a jamais reçu de formation approfondie en droit ?
Ce n’est ni un reproche ni un jugement : c’est un constat. Le droit est une discipline technique. Le maîtriser suppose une formation spécifique.
La loi, en ouvrant largement l’accès à la profession, crée donc une hétérogénéité de profils qui peut fragiliser l’unité intellectuelle du métier et, surtout, la sécurité juridique des usagers.
À la lumière de ces ambiguïtés, faut-il envisager une révision du texte ?
Trente-sept ans après son adoption, la loi n° 2/88 demeure un texte structurant, mais elle présente des fragilités qu’on ne peut plus ignorer. La coexistence entre les professions juridiques, la clarification des missions, la cohérence des diplômes admissibles et la nécessité de protéger le public sont autant de sujets qui mériteraient un débat législatif. Le rôle du conseil juridique est essentiel dans le paysage gabonais. Le consolider passe nécessairement par une mise à jour du cadre qui l’organise.
Comment les législations africaines encadrent elles cette profession ?
À ce sujet, il peut, à ce stade, être utile de se tourner vers certaines législations africaines pour apprécier comment d’autres États ont organisé la profession de conseil juridique et, surtout, comment ils ont répondu aux difficultés que révèle aujourd’hui la loi gabonaise de 1988, notamment concernant leurs missions et les diplômes requis pour exercer.
L’intérêt du droit comparé n’est pas ici descriptif, mais critique : il permet de mesurer si l’ouverture opérée par le droit gabonais en matière de missions et de conditions d’accès constitue une constante régionale ou, au contraire, une exception.
L’ouverture au droit comparé présente également un autre intérêt. Dans plusieurs États africains, notamment au Bénin et en Côte d’Ivoire, la reconnaissance ou la structuration de la profession de conseil juridique s’est inscrite dans un contexte particulier, marqué par le gel des recrutements au sein de la fonction publique et par la nécessité, pour l’État, d’offrir des débouchés professionnels à des juristes formés mais exclus des circuits institutionnels classiques. Il s’agissait alors de permettre à ces profils de trouver leur place dans l’écosystème juridique, tout en répondant à un besoin réel d’accès au droit pour les populations.
Sur la question des missions, et plus particulièrement de la représentation, les exemples béninois et ivoirien sont éclairants. Au Bénin, la réflexion législative engagée autour de la légalisation de la profession tend à rappeler le principe du monopole de la représentation en justice attaché à l’avocat, tout en cantonnant le conseil juridique à des fonctions « d’assistance », d’orientation, de rédaction d’actes et de « représentation devant les administrations ou organismes non juridictionnels ».
En Côte d’Ivoire, le choix est encore plus explicite : la loi encadrant la profession exclut toute représentation devant les juridictions et limite strictement l’intervention du conseil juridique à la sphère extrajudiciaire. Dans les deux cas, le législateur cherche à éviter toute confusion entre conseil juridique et avocat, en réservant la représentation juridictionnelle à ce dernier.
La comparaison est tout aussi révélatrice s’agissant des conditions d’accès à la profession. Là où la loi gabonaise admet des diplômes en sciences économiques, en gestion ou en comptabilité pour l’exercice d’une activité qualifiée de « juridique », les modèles béninois et ivoiriens reposent, au contraire, sur un socle clairement juridique, et laissent l’appréciation des diplômes dits équivalents aux organisations professionnelles.
L’accès à la profession y est subordonné à l’obtention d’un diplôme en droit, complété par un stage, avec des dispenses strictement réservées à des profils juridiques expérimentés. Cette exigence traduit une conception plus rigoureuse du conseil juridique, envisagé comme une activité indissociable d’une formation juridique approfondie.
Ainsi, sans prétendre ériger les modèles béninois ou ivoirien en références absolues, le droit comparé met en lumière un décalage. Là où d’autres législations africaines ont cherché à resserrer les missions du conseil juridique et à sécuriser l’accès à la profession par des critères juridiques clairs, la loi gabonaise de 1988 demeure marquée par une double ouverture, sur les missions et sur les diplômes, qui alimente aujourd’hui les ambiguïtés relevées et, forcément, crée une aversion de la profession d’avocat envers celle de conseil juridique.
Cette comparaison conforte donc l’idée qu’une réforme du texte gabonais devrait prioritairement porter sur ces deux points, afin de clarifier la coexistence des professions juridiques, renforcer la protection du public, et rendre plus limpide et moins conflictuel la défense des intérêts juridiques des citoyens.
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