Le 25 novembre dernier, plusieurs manifestations ont été organisées pour commémorer les 50 ans de la sécurité sociale au Gabon. Cette commémoration coïncide avec l’ouverture de la XIVe législature et marque le cinquantième anniversaire du vote par les députés gabonais de la loi 6/75 du 25 novembre 1975 portant Code de sécurité sociale. Pour nombre d’observateurs, cette loi est une avancée significative en matière de prise en charge des risques qui altèrent les revenus d’un individu ou d’une communauté ; et ce, en obérant la capacité de travail ou en l’empêchant de s’exprimer.
En ce qui nous concerne, nous avons souhaité profiter de cette opportunité pour débattre sur cette problématique d’actualité dans un pays à revenu intermédiaire de la tranche haute : la protection sociale et le rôle qu’elle peut jouer à l’effet de réduire les inégalités.
À cet égard, nous poserons un regard rétrospectif et nuancé sur la mise en œuvre de la loi précitée (II). Non sans avoir, au préalable, défini la sécurité sociale sous ses aspects économique et institutionnel (I). Nous verrons ensuite que, contrairement à ce qui était prévu par la législation de 1963 notamment, la loi-cadre instituant le régime de sécurité sociale de 1975 s’est révélée prudente et sans innovation majeure (III). Puis nous montrerons que les choix stratégiques opérés ont conduit à une quasi-faillite d l’organisme en charge de la gestion du régime de sécurité sociale (IV). Ce qui explique, en partie, les changements intervenus depuis 2023 et qui permettent aujourd’hui à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) de sortir la tête de l’eau (V). Enfin, nous conclurons partiellement en pointant le manque d’audace des réformes initiées, qu’il est effet possible d’attendre de la sécurité sociale dans un pays à revenu intermédiaire de la tranche haute (VI).
I. La sécurité sociale vue sous ses aspects économique et institutionnel
Ici, nous nous contenterons de présenter la sécurité sociale sous deux aspects : économique, d’une part ; institutionnel, d’autre part.
D’un point de vue économique, il est essentiel de reconnaître qu’un individu ou une communauté peut être exposé à des événements considérés comme des risques, c’est-à-dire susceptibles de provoquer un préjudice. Certains de ces risques peuvent réduire le revenu d’un individu ou d’un ménage en affectant la capacité de travail : notamment la maladie, les accidents (professionnels ou non) et la vieillesse. D’autres risques, tels que certaines maladies ou les charges familiales incompressibles, entraînent une augmentation des dépenses du ménage.
Sur le plan institutionnel, est un risque social celui que prend en charge la sécurité sociale. Selon la convention n° 102 de l’Organisation internationale du travail (OIT), neuf risques forment le socle de la sécurité sociale : maladie (soins et indemnités), chômage, vieillesse, accidents du travail et maladies professionnelles, prestations familiales, maternité, invalidité et décès (prestations aux survivants).
II. Un peu d’histoire
La loi 6/75 du 25 novembre 1975 portant Code de sécurité sociale constitue, à bien des égards, une avancée dans la réduction des inégalités sociales. Pour autant, contrairement aux allégations de nombre d’observateurs, elle ne marque pas les débuts de la protection sociale institutionnalisée dans notre pays. En effet, on retrouve les prémices de la protection sociale dans l’arrêté n° 2073/P/TGA du 22 août 1956 portant création de la Caisse de compensation des prestations familiales et complété par des arrêtés subséquents. Ce texte offre les prestations suivantes : allocations familiales, allocations prénatales et primes à la naissance. Un an plus tard, le Décret n°57-245 du 24 février 1957 relatif à la réparation et la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles dans les territoires d’outre-mer organise la prise en charge des risques professionnels. La gestion de ce régime est confiée, dans un premier temps, aux sociétés d’assurance privées et ensuite, par le biais de la loi du 8 décembre 1961, à la Caisse de compensation des prestations familiales et des accidents du travail. Une troisième branche est créée deux ans plus tard, par la loi n° 61/63 du 28 décembre 1963 instituant un régime d’assurance-vieillesse en République gabonaise. Ladite loi comporte essentiellement des dispositions générales sur l’organisation financière de cette assurance, à savoir : les conditions d’attribution des prestations de vieillesse et de décès, d’un côté ; les montants, y relatifs, de l’autre. Elle n’en prévoit pas moins, à l’article 4, qu’une loi-cadre règlementera l’ensemble du régime de sécurité sociale.
En 1964, la Caisse Gabonaise de Prévoyance sociale succède à la Caisse de compensation des prestations familiales et des accidents du travail ; l’objectif étant de doter, à terme, le pays d’un système moderne de sécurité sociale. Il aura vocation à « coordonner toutes les dispositions législatives en vigueur dans ce domaine et fixer l’organisation administrative et financière et le contrôle de la Caisse gabonaise de prévoyance sociale » (art. 4 de la loi de 1963).
III. L’institution de la Caisse nationale de sécurité sociale en 1975 : un choix minimaliste
Il reste qu’il faut attendre plus d’une décennie, avec le vote de la loi 6/75 du 25 novembre 1975 portant Code de sécurité sociale, pour voir mise en œuvre cette législation. C’est ainsi que, aux termes des dispositions de l’article 1er de la loi précitée, « il est institué un régime de sécurité sociale qui comprend : une branche des prestations familiales et des prestations de maternité ; une branche des risques professionnels, accidents du travail et maladies professionnelles ; une branche des pensions de vieillesse, d’invalidité et de décès ; une branche des prestations de santé au bénéfice des travailleurs salariés ayant fait l’objet d’une évacuation sanitaire à l’étranger ; toute autre branche se rattachant à la sécurité sociale qui pourrait être créée par la loi ultérieurement ». C’est à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) qu’il revient de gérer ce régime, conformément aux termes des dispositions de l’article 5 de la loi de 1975.
Il convient de noter que la maladie et le chômage ne sont pas ici pris en compte, à l’exception d’une considération limitée concernant la maladie. Les principales prestations ont été instaurées depuis la fin des années 1950 ou avant le milieu des années 1960, conformément à l’esprit des dispositions établies par la loi de 1963. L’innovation majeure apportée par cette loi réside donc dans l’importance accordée à l’action sanitaire et sociale, telle que fixée par son article 2 : « Le service légal des prestations est complété par une action sanitaire et sociale ».
IV. Des choix stratégiques sujets à caution
Toutefois, alors que le Code évoquait « la couverture des frais d’hospitalisation dans les formations sanitaires de type universitaire ou de première catégorie », la CNSS s’est lancée dans une frénésie de constructions et de gestion de formations hospitalières. Ces dernières finiront par menacer jusqu’à son existence, à l’aube des années 2000. Aussi, les pouvoirs publics finissent-ils par acter le désengagement hospitalier de la CNSS avec le décret n° 1492/PR/MTEPS du 29 décembre 2011. Certes, cela a conduit à une baisse des charges pour la CNSS mais son patrimoine mobilier et immobilier est à l’origine d’importantes dépenses que l’Etat peine aujourd’hui à payer. En effet, avec les créances sur les collectivités locales et l’Etat central en ce qui concerne la main d’œuvre non permanente, la Caisse a une créance sur l’Etat de plus de 150 milliards de francs CFA. Une dette composée essentiellement de pénalités de retard vis-à-vis de la CNSS qui plombe cependant les comptes de cet organisme de sécurité sociale.
Outre ces créances vis-à-vis de l’administration publique, la CNSS en a d’autres sur le secteur privé qui obèrent elles aussi ses comptes puisqu’elles s’élèveraient aujourd’hui à plus de 100 milliards de francs CFA. Pour mémoire, la situation financière était tellement dégradée que les difficultés récurrentes de la Caisse à faire face à ses obligations ont parfois fait redouter le pire. C’est ainsi que la tutelle s’est résolue à mettre la Caisse sous administration provisoire, en juin 2022.
Au demeurant, le cœur de métier de la CNSS (le service des prestations) était menacé, de même que le paiement des salaires. A titre d’illustration, les indemnités de maternité ont été payées au lance-pierre pendant quelques années. A cet égard, de nombreuses assurées sociales n’avaient toujours pas reçu, deux ans après leur congé de maternité, l’indemnité prévue par les dispositions de l’article 53 du Code de sécurité sociale. Pour rappel, le délai de liquidation des premières demandes est de 45 jours maximum, selon les ratios prudentiels et de performances de la CIPRES.
La sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles, qui pourraient devenir un problème latent à terme, reste préoccupante. Compte tenu des drames passés, il est crucial que la question de la santé au travail soit enfin abordée sérieusement par toutes les parties concernées ; d’autant plus que la révision de la réglementation sur les maladies professionnelles est régulièrement annoncée.
Pour rester objectif, il convient néanmoins de rappeler que nombre de pays voient leurs systèmes de protection sociale englués dans des difficultés. Si on devait présenter un Sisyphe des temps modernes, il prendrait certainement les traits des régimes de protection sociale en général et du risque vieillesse en particulier. Depuis une quarantaine d’années maintenant, que ce soit en Europe, en Asie ou en Amérique latine qui est devenue un véritable laboratoire en la matière, les réformes succèdent aux réformes. Celles-ci sont soit structurelles soit paramétriques.
V. Depuis 2023, des réformes bienvenues
Depuis son adoption, la législation de 1975 a peu évolué. En effet, seuls deux changements majeurs sont intervenus : le transfert de certaines compétences de la CNSS vers la CNAMGS (Décret n° 0255/PR/MFAS du 19 juin 2012), d’un côté ; la loi n° 037/2023 du 17 juillet 2023 modifiant et supprimant certaines dispositions antérieures, de l’autre. S’agissant de la loi 37/2023, elle semble avoir permis de remédier aux difficultés financières de la Caisse et d’harmoniser la législation nationale avec les exigences de la Convention interafricaine des organismes de prévoyance sociale (CIPRES). Ainsi, ces trois dernières années, les déclarations trimestrielles de salaires, de l’ordre de 370 milliards de francs CFA ont induit des paiements de plus de 332 milliards de francs CFA, pour des prestations et autres charges de près de 275 milliards de francs CFA. A l’évidence, les réformes paraissent porter leurs fruits.
Toutefois, les nouvelles dispositions ont paradoxalement complexifié le cadre juridique existant. En effet, la loi de 2023 vient cohabiter avec la loi 28/2016 du 6 février 2017 portant Code de protection sociale. En outre, la CNSS est devenue un établissement public, certes soumis aux règles de gestion de droit privé ; conformément aux termes des dispositions de l’article 5 de la loi 37/2023 déjà citée. Ce qui ne correspond pas exactement à l’esprit des normes de la CIPRES qui préconisent selon lesquelles, les organismes de prévoyance sociale sont des personnes morales de droit privé avec une mission de service public, dotées d’une autonomie financière et reconnues d’utilité publique, administrées paritairement par l’État, les employeurs et les syndicats.
VI. Vers une sécurité sociale digne d’un pays à revenu intermédiaire ?
Malgré des réformes portant essentiellement sur la modification et la suppression de certaines dispositions de la loi de 1975, il importe de repenser le régime de sécurité sociale de façon générale.
Ainsi, il conviendrait d’examiner à nouveau le mode de financement des pensions de vieillesse ainsi que les règles qui l’encadrent, telles que le plafond des cotisations, l’âge de départ à la retraite ou la révision des taux de remplacement.
Les questions relatives au recouvrement demeurent importantes, en dépit d’améliorations notables. A ce sujet, depuis 2023, les déclarations trimestrielles de salaires ont fait l’objet d’un peu plus de 90 % d’encaissements. C’est la norme minimale de la CIPRES ; sachant que le régime est déclaratif et que le secteur informel est relativement important. En outre, les commerçants, les professions libérales ainsi que le personnel de maison vont faire l’objet d’une restructuration de leur statut, dans l’esprit de la création du Fonds 4 à la CNAMGS. À ce titre, l’externalisation de cette activité pourrait constituer une option pertinente. Une alternative consisterait, en collaboration avec la CNAMGS, à créer un dispositif commun chargé du recouvrement au bénéfice des deux organismes, à l’image du modèle français des URSSAF. Pour rappel, si l’on s’en tient aux normes de la CIPRES encore une fois, le taux de cotisations non recouvrées en fin de période est de 3 % maximum. On en est loin.
Du reste, ces réformes doivent être menées avec l’idée que la sécurité sociale et plus généralement la protection sociale a vocation à réduire et prévenir la pauvreté et la vulnérabilité tout au long de la vie. Dans un pays où le revenu national brut par habitant est l’un des plus élevés d’Afrique, 7 930 $ en 2023 selon la Banque Africaine de développement, les populations vivant en dessous du seuil de pauvreté représentent près de 35 % de la population globale. De plus, avec une population dont l’âge médian est inférieur à 22 ans et un taux de chômage de plus de 20 % (plus de 36 % chez les jeunes de moins de 24 ans selon la Banque mondiale), il convient d’adapter les nouvelles normes aux difficultés des cibles ; sachant que depuis 2020, l’économie n’a pas encore retrouvé le dynamisme qui permettrait de réduire significativement les inégalités qui caractérisent notre pays.
En poursuivant cette réflexion, il convient d’envisager les perspectives qui s’offrent à nous. Deux orientations principales se dégagent : d’abord, aligner les dispositifs existants sur le Code de protection sociale ; ensuite, poursuivre l’élargissement de la protection sociale qui reste en développement dans notre pays.
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